Quand la trop grande implication des fans pose problème
Nous avons appris le mois dernier que l’actrice Kaitlyn Dever incarnera Abby dans la saison 2 de la série The Last of Us (HBO). Une annonce dont les premières réactions de fans interrogent…
Attention, cet article comprend des spoilers majeurs à propos de The Last of Us Part II.
Dans quelques jours, le tournage de la saison 2 de la série The Last of Us (HBO) commencera à Vancouver, au Canada. De ce fait, la communication autour du projet a débuté il y a quelques semaines déjà, avec comme première révélation le nom de Kaitlyn Dever en tant qu’interprète d’Abby.
Si les membres de l’équipe de tournage n’ont pas manqué de la féliciter, d’autres réactions de la part d’anonymes m’ont un peu plus étonné. Ainsi, aux messages de congratulations se sont mêlés des inquiétudes et des messages de soutien. L’occasion pour moi de revenir sur un phénomène qui gangrène le monde de la culture…
La sortie chaotique de The Last of Us Part II
Revenons quelques années en arrière. Le 19 juin 2020, sortait The Last of Us Part II sur PS4. Sept ans après notre découverte des aventures de Joel et Ellie sur PlayStation 3, nous vivions enfin la suite de l’histoire de ce duo de survivants emblématique. Une expérience qui, nous n’allons pas nous mentir, nous a laissé un goût amer, dès le départ.
En effet, Joel Miller, ce personnage auquel nous nous étions tant attachés, meurt sous les coups d’Abigail ‘Abby’ Anderson. Pendant de nombreuses et douloureuses minutes, la jeune femme torture à mort celui que nous avons, pendant de nombreuses années, incarné comme protagoniste.
Pour beaucoup de joueurs, cet événement s’est avéré marquant par son intensité et son horreur. Il s’agit d’un véritable modèle d’écriture, hissé au sommet des instants les plus tragiques de l’histoire vidéoludique. Mais, pour d’autres, la colère ressentie à l’égard d’Abby a pris une toute autre tournure…
Ainsi, le jeu a été, en l’espace de quelques heures à peine, victime d’un très important review bombing. Il s’agit d’« une stratégie collective de dénigrement par le biais de la publication d’une grande quantité de commentaires négatifs sur une plateforme numérique ». De ce fait, l’écart entre les avis de la presse, et ceux des « joueurs » était considérable.
Aujourd’hui encore, malgré un nettoyage des spams, la moyenne des utilisateurs sur Metacritic reste bien en-deçà de celle des médias. Or, l’accueil public et critique ce mois-ci de The Last of Us Part II Remastered tend à prouver l’acharnement qu’a subi le jeu original en 2020.
Mais, le déferlement de haine ne s’est pas limité aux notes, loin de là. En effet, l’actrice qui double Abby, Laura Bailey, a elle-même été victime de nombreux propos insultants, ainsi que de menaces…
Quand un « fan » devient fanatique
Jouer au jeu…
En jouant à The Last of Us Part II, vous avez dû remarquer, au fil des heures, la volonté à peine voilée derrière la narration de torturer nos sentiments. Au départ, nous haïssons Abby pour ce qu’elle a fait à Joel. Nous nous jetons corps et âme dans une grave et lourde quête de vengeance.
Puis, nous comprenons ses motivations. Nous apprenons, pour la plupart, à l’apprécier même. Là, une remise en question nous frappe : nous jouons Ellie, qui souhaite venger son père adoptif, tué par une femme qui le traquait pour avoir tué son père biologique. Où se trouve la frontière entre le bien et le mal ?
… sans le comprendre
Toutefois, tous les joueurs n’ont pas eu la même interprétation de cette expérience. De ce fait, certains souhaitaient la mort d’Abby, d’autres au contraire espéraient bien que Ellie l’épargne. C’est ce qui rend ce jeu si riche, en permettant à chacun de s’approprier son histoire.
Malheureusement, certains « fans » se sont enfermés dès le début dans une forme de haine stérile, hermétiques à toute remise en question. Abby était pour eux le mal, et tout ce qui s’y rapportait l’était nécessairement aussi. Un cheminement assez simpliste, qui pourrait prêter à sourire tant il semble dénué de bon sens.
Néanmoins, si ces personnes ne semblent pas être les plus propices à la double lecture d’une œuvre, elles apparaissent en revanche très douées pour menacer des personnes innocentes, en se cachant derrière des comptes anonymes.
En effet, Laura Bailey, l’actrice qui a incarné Abby dans The Last of Us Part II, a subi un harcèlement considérable suite à la sortie du jeu. Pour quelle raison ? Parce qu’elle a tué Joel.
Oui, oui, vous avez bien compris. Une actrice bien réelle a été menacée parce que le personnage fictif qu’elle doublait a tué un autre personnage fictif. J’espère ne pas être le seul à voir dans ce raisonnement la preuve même de l’absence de toute forme de discernement chez certains.
Pour mieux saisir la violence de ce phénomène, je vous propose de constater par vous-mêmes l’ampleur de la chose.
Man. I try to only post positive stuff on here… but sometimes this just gets a little overwhelming. I blacked out some of the words cuz, ya know, spoilers.
Side note. Thank you to all the people sending me positive messages to balance it out. It means more than I can say.❤️ pic.twitter.com/kGyULWPpNu
— Laura Bailey (@LauraBaileyVO) July 3, 2020
https://platform.twitter.com/widgets.js
Eh bien. J’essaie de publier uniquement des choses positives ici… mais parfois cela devient un peu écrasant. J’ai noirci certains mots parce que, vous savez, les spoilers.
Note en marge. Merci à toutes les personnes qui m’envoient des messages positifs pour compenser ça. Cela signifie plus que je ne peux le dire.❤️
Vous pouvez le voir sur les captures d’écran partagées par Laura ci-dessus, les menaces n’étaient pas à prendre à la légère.
Je vais te tuer parce que tu as (…) dans The Last of Us Part II.
Je vais trouver où tu vis et te massacrer pour ce que tu as fait à (…). Marque mes putains de mots.
Je vais te poignarder.
Je veux juste dire que tu devrais mourir salope.
J’espère que tes parents mourront d’un grave cancer pour avoir tué mon (…). Je te trouverai et je tuerai ton enfant pour ça, attends ça.
Va te faire foutre, stupide salope Abby, va te faire foutre.
Ainsi, certains individus se considérant probablement comme des « fans » se pensaient être de tels défenseurs de la licence qu’il leur a semblé bon de menacer la femme qui a virtuellement tué leur personnage préféré. Logique. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, le risque de voir ce phénomène se reproduire est très grand…
C’est reparti pour un tour ?
The Last of Us Part II Remastered
C’est en 2020 qu’est sorti The Last of Us Part II. Depuis, les choses se sont heureusement calmées. The Last of Us Part II Remastered a rejoint les rayons des magasins il y a quelques jours, sans mouvement particulier à souligner sur les réseaux sociaux. Les éléments perturbateurs se seraient-ils calmés ? Pas sûr.
En effet, si cette version remastérisée a été l’occasion pour une partie des joueurs PlayStation 5, bien que minime, de découvrir l’histoire d’Ellie et Abby, leur proportion à avoir appris la mort de Joel en jouant est probablement relativement faible. Depuis plus de trois ans, les occasions n’ont pas manqué pour être spoilé.
The Last of Us (HBO) : Saison 2
En revanche, c’est une autre échéance qui est davantage redoutée par les Dogs : celle de la sortie de la saison 2 de la série The Last of Us (HBO). Véritable succès mondial, la première saison a conquis une très large audience, pas forcément habituée des jeux vidéo. Leur connaissance de la mort de Joel, incarné par Pedro Pascal dans ce show télévisé, est donc loin d’être évidente. Comment réagiront alors les fans ? Et les « fans » ? Cela, seul l’avenir nous le dira.
Ainsi, nous en arrivons à la raison qui me pousse à écrire cet édito. Lorsque le nom de Kaitlyn Dever a été révélé pour jouer Abby, de nombreux, très nombreux messages de soutien, par anticipation, ont jailli sur les réseaux sociaux. Les fans eux-mêmes, ceux ne faisant pas preuve de fanatisme, appréhendent la haine à venir envers Kaitlyn.
Ces mots, s’ils sont certainement bienvenus et signe d’une toute simple bienveillance, traduisent un véritable problème de fond quant à la parole des communautés de fans. Est-il normal qu’aujourd’hui, à la nomination d’une actrice, la première pensée qui puisse nous venir soit celle d’une inquiétude ? D’une crainte de voir cette femme menacée pour nous offrir une interprétation dans un produit culturel ? De la voir haïe pour jouer la comédie ? Soyons un peu sérieux !
Qu’est-ce qu’être fan ?
Savoir apprécier
Face à celle folie, réfléchissons quelques instants à une question élémentaire : qu’est-ce qu’être fan ? Est-ce défendre une œuvre bec et ongles contre ses détracteurs ? Ou bien savoir, mieux que les scénaristes, ce qui est bon pour elle ? Est-ce la glorifier au point de ne plus faire la part des choses entre fiction et réalité ? Je ne crois pas.
Le fan, à mon sens, est tout simplement celui qui savoure l’œuvre, telle qu’elle est. Attention, je ne dis nullement qu’il faut s’enfermer dans un mutisme passif, et ne pas émettre la moindre remarque vis-à-vis d’une production culturelle.
Bien évidemment, les critiques constructives, les débats sont tout ce qu’il y a de plus nécessaire. Et moi-même, j’aime émettre mon avis dans ces cas-là. Là où la nuance se crée, c’est dans la manière de percevoir une œuvre, et ainsi, en conséquence, de formuler son propos.
Une œuvre pour les fans ?
Une œuvre doit-elle être le reflet de notre envie ? Non. Doit-elle se conformer à un standard établi ? Non. Une œuvre est avant tout le reflet de la pensée de ses créateurs.
Dans le cas présent, The Last of Us Part II est le résultat de la volonté créative des Dogs. Et l’adaptation de HBO est le croisement artistique de la pensée de Neil Druckmann et de celle de Craig Mazin. Leur objectif n’est nullement de tous nous satisfaire, cela est peine perdue. Au contraire, leur but est de véhiculer un message, de produire ce dont ils ont envie. Libre à nous ensuite d’apprécier, ou non. Tout n’est que subjectivité.
Il y a près d’un an d’ailleurs, Druckmann expliquait très clairement lors d’une interview sa manière de procéder lors de l’écriture de The Last of Us, que ce soit en jeu ou en série.
Mon processus de pensée est toujours de faire quelque chose qui nous passionne, c’est la plus grande priorité pour nous. Que les gens aiment ou non, c’est hors de notre contrôle (…). Si j’essaie de concevoir quelque chose en disant « d’accord, voici une histoire que les gens aimeront », je suis voué à l’échec, parce qu’alors je ne prends plus de décisions en fonction de moi-même. J’essaie de deviner les goûts de quelqu’un d’autre et, d’après mon expérience, cela mène à l’échec.
Cette démarche me semble tout à fait saine, et est à mon avis la clé de la réussite de la licence The Last of Us. Si nous bridons la créativité des artistes par nos comportements, il y a fort à parier que c’est notre goût culturel qui en pâtira.
Les enjeux du respect de la production intellectuelle par les fans
À cause du comportement de certaines personnes, un nouveau problème d’ordre culturel pourrait émerger : l’absence de prises de risques de la part des créatifs. En effet, si les équipes de développement, ou des membres particuliers de celles-ci, se voient harcelés pour leur travail, nous risquons d’assister à un appauvrissement de l’offre culturelle.
La volonté de créer des œuvres originales, nous faisant ressentir des émotions fortes, pourrait se voir occultée par la peur. Il suffit de lire les récents propos de Neil Druckmann pour voir que cette problématique est loin d’être sans conséquence sur les équipes d’écriture.
Quand les gens me demandent : « Ça valait le coup ? », « Est-ce que ça valait la peine de faire tout ça ? ». Quand je pense à moi, je dis oui. Je le referais sans hésiter. Je suis tellement fier de tout ça. Quand je pense à ce que vous avez tous vécu (les équipes), c’est la seule chose qui me fait réfléchir. Surtout toi, Laura, ce que tu as vécu. C’est à ce moment-là que je me dis… « Je ne sais pas si je ferais à nouveau subir ça à un acteur. » Et c’est dommage que ce soit le genre de monde dans lequel nous vivons.
Il est ainsi de la responsabilité de chacun d’entre nous de respecter le travail créatif et les œuvres artistiques. Que celles-ci soient à notre goût, ou non.
— Édito proposé par Arthur Daigremont.